lundi 5 octobre 2009

Chambre 430

La chambre 430 du Bristol Palace de Gênes doit ressembler aux autres chambres de cet hôtel de charme. Sans doute aussi à toutes les chambres de passage qui, de par le monde, préparent aux scènes attendues du théâtre de l'intime. Comme un boulevard des sens pour émotions convenues. Ici pourtant, était-ce le chien désuet du vieux palace, les caprices des lumières retenues, la texture du drap, les caresses de l'attente ? Un monde a basculé. Comme si la mise en scène du cliché galvaudé pouvait vraiment, par je ne sais quelle puissance du sentiment, conduire à la réalité de la tendresse. Ce soir d'octobre, un éclair a surgit pour de bon dans ce décor de carte postale. Il venait de très loin mais n'avait rien perdu de sa puissance. Mon reflex était là. Et là, pas besoin de flash… Je reçu bien assez de lumière.

vendredi 14 août 2009

Comme un délicieux rebondi de boule

La boule en doublette est l'un des rituels nocturnes de Casanova de Venaco. Il se déroule des heures durant après le coucher du soleil entre foyer, fontaine et lavoir municipaux, sur les reliefs accidentés d'un terre-plein généreusement éclairé. Ici Michele, Didier, Pasquale et Ange pèsent et soupèsent à vue le carreau manqué de la blanche de Dumè sur la noire de Don Philippe. Une bonne risatta en perspective vu que Dumè est un grand tireur, de ces légendes insulaires qui comme par tradition n'épargnent jamais les boules qu'ils ont jugé indésirables. Un ratage exemplaire, amusant, qui nous offre ici un rebondi (1) de boule des plus gracieux qui soient.

(1) Les spécialistes de la langue noteront que si le mot "boule" est ici correctement employé, dans un sens non métaphorique, il n'en va pas de même du mot "rebondi" qui, curieusement, ne désigne pas en bon français l'action de rebondir mais une matière charnue, dodue, grasse ou fessue, disons potelée ou arrondie. Un pur néologisme donc. Inutile pour autant d'en déduire quoi que ce soit sur le sens réel de la boule corse, fût-ce en "doublette" et sous les assauts d'un grand tireur...

lundi 20 juillet 2009

La Corse est agaçante


La Corse est agaçante. On ne peut rien en dire. Elle ne supporte aucune généralité. Somme incertaine mais subtile de particularismes divers, elle ne se laisse pas caractériser. Elle est selon. Selon l'humeur du jour, selon le temps qu'il fait ou qu'il va faire si rien ne vient contrecarrer le destin de l'aube. Elle ne se laisse pas aimer. La Corse n'est que désir. Elle est espoir aussi. Mais un espoir désespérant. Un espoir en défense perpétuelle, en recul, un espoir en refus, un espoir en silences. J'aime la Corse pour toutes ces raisons, pour le jeu truqué de ses confidences, pour son art de me rendre muet, et peut-être même ainsi éternel. J'aime la Corse parce qu'elle m'agace. Prodigieusement.

Photo : Porto Pollo, le port.

mardi 7 juillet 2009

Ego sum


Pas de commentaire ici, ce n'est que moi et je n'aime pas trop mettre ma tronche sur mon blog. Surtout que la photo n'est pas de moi, c'est facile à deviner. Mais…
Mais elle est de Karine (lire ci-dessous). C'est le portrait qu'elle a tiré de moi, dans le cadre de nos échanges de bons procédés. Et je le trouve plutôt réussi ce portrait. Je l'ajoute donc sans fausse modestie à mon carnet de notes. Et puis vous savez quoi, pour obtenir ça, elle n'a cliqué qu'une fois. Une seule ! Le génie je vous dis !

Vacances au fond du fleuve

Dans la Seine, on trouve de tout. Avant-hier, une brigade de policiers plongeurs et de ramasseurs patentés faisait son petit ménage pour sortir de la vase ce qu'elle était venue chercher. Pas un cadavre cette fois. D'ailleurs, l'avantage des cadavres, c'est qu'ils ne déplacent que peu de moyens. Quand il n'a pas été lesté, le mort flotte et se déplace. Il suffit de l'attendre au bon endroit pour le cueillir. Ce que fit d'ailleurs un beau matin la pagaie de mon aviron, au sud de l'île. Mais c'est une autre histoire.
Donc avant hier, la police en avait après des cadavres mécaniques et fit bonne pêche, ma foi, avec deux autos et deux motos. Fallait voir leur état, étouffées par rouille, la vase et les algues profondes.
C'est très photogénique une moto qui vient de passer ses vacances au fond de la Seine. Et c'était bien la moindre des reconnaissances que d'offrir le souvenir de cette trace mécanique à mon beau fleuve, ce gardien d'une époque qui tue sans retenue même ses objets les plus chers…

lundi 6 juillet 2009

Onirique

« De nouveau, vous vous approchez, formes vacillantes,
Qui naguère vous êtes précocement offertes à mes regards encore troubles.

Tenterai-je cette fois de vous saisir et de vous fixer ? »
Gœthe

Karine, photographe, comédienne, possède l'un des visages les plus fascinants qu'il m'ait été donné de photographier. Tragédienne de l'intérieur, pas une seule de la moindre de ses émotions n'oublie de s'exprimer sur les traits d'un visage étonnamment mobile. Un visage clignotant qui, en moins d'une seconde, passe de la terreur à la jubilation, de la curiosité à la perplexité, du désir à la mélancolie, de la tendresse à la gravité, de la colère à la générosité…
Déformation de comédienne ? Je ne crois pas. Karine porte son âme sur le visage, je devrais dire ses âmes, damnées ou captives, possédées ou délivrées, errantes ou pacifiées. Ce qui parle chez elle n'est qu'à peine dans les mots ou dans la voix, elle ne peut rien dissimuler. Et ses chairs sont très bavardes…

Une version en couleur, avec un cadrage légèrement resserré.


Retrouvez Karine et sa galerie sur Flickr !

mercredi 1 juillet 2009

Sur mon île de beauté

Y a pas que la Corse ! Et y a pas que les Corses qui peuvent être fiers de leur île. Voilà donc mon île de beauté à moi, baignée dans les eaux jaunâtres de la Seine sur laquelle flottent aussi de jolis bleus joaline à défaut de bouchons roses.
Mon île a de nombreux atouts. La branche armée d'une mafia écolo tendance mao ayant pris la mairie, notre littoral est protégé des assauts des promoteurs sans scrupules. Lesquels n'aiment pas trop non plus notre population métissée, très métissée, puisque 95 % des habitants représentent, par leurs origines, plus de quatre-vingt nationalités. Un joli mondialisme à la sauce du jour, celle de l'échange et du partage avec toutes les sortes de nomadismes.
Et que de pauvres… Salauds de pauvres !
Ce que j'aime pourtant plus que tout dans cette photo, c'est le procédé HDR, mon ennemi intime, un traitement à la barbare qui rend une image totalement artificielle. Normal pour ce genre carte postale : la photo a été conçue et préparée pour la couve du prochain guide de ville. C'est Luc Besson, le nouveau voisin de la rive d'en face qui débarque avec les tambours et les trompettes de son cinéma, qui va être content ! Une image lisse sur mon blog, enfin !

samedi 20 juin 2009

Tu es un homme mon fils

Je m'abandonne, tu m'abandonnes, il s'abandonne. La scène est inattendue, je ne l'attendais pas, il ne l'attendait pas non plus. Ses yeux sont ouverts comme toujours quand il dort. Lucas est à bout de force. Sans-doute rêvasse-t-il, ses petits yeux cillent doucement. Il se donne au giron maternel en moins de secondes qu'il n'a fallu pour commencer à lui caresser les cheveux. Ce que l'on fait à tous les bébés, à tous les âges de leur si longue vie. Pour les rassurer, pour les reposer, pour les renforcer. Mon fils est devenu un homme.

samedi 18 avril 2009

Le garçon frais du jour


Le constat
Commençons par quelques chiffres : à notre époque de civilisation mondiale, 6 nourrissons sur 100 n’atteignent pas 1 an. Parmi 100 survivants, 8 enfants périssent avant leurs 5 ans. D’ici à 2025, 2 milliards d’êtres humains auront grossi la population mondiale. 97 % de ces nouveaux petits humains naîtront dans un pays pauvre et souffriront de carences essentielles à leur santé, leur éducation, leur logement… Quel gachis !

La question
Et qu'on ne nous dise plus que l'on ne pouvait pas savoir ! Notre monde marche sur la tête. Dans les années 30, déjà, en Ukraine, une terrible famine avait conduit les paysans à manger leur propres enfants morts. Pourquoi, grâce aux précieux outils de la statistique, ne pourrions-nous pas cette fois anticiper ?

La solution
Elle nous est proposée par Jonathan Swift qui, dès 1827, avait démontré dans un texte magistral quelle pourrait être la vertu majeure d'une société de nantis : le cannibalisme.
Petit rappel de texte, à toute fin utile…

MODESTE PROPOSITION POUR EMPÊCHER LES ENFANTS PAUVRES D’ÊTRE À LA CHARGE DE LEURS PARENTS OU DE LEUR PAYS ET POUR LES RENDRE UTILES AU PUBLIC

C’est un objet de tristesse, pour celui qui traverse cette grande ville ou voyage dans les campagnes, que de voir les rues, les routes et le seuil des masures encombrés de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles, importunant le passant de leurs mains tendues. Ces mères, plutôt que de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer leur temps à arpenter le pavé, à mendier la pitance de leurs nourrissons sans défense qui, en grandissant, deviendront voleurs faute de trouver du travail, quitteront leur cher pays natal afin d’aller combattre pour le prétendant d’Espagne, ou partiront encore se vendre aux îles Barbades.

Je pense que chacun s’accorde à reconnaître que ce nombre phénoménal d’enfants pendus aux bras, au dos ou aux talons de leur mère, et fréquemment de leur père, constitue dans le déplorable état présent du royaume une très grande charge supplémentaire ; par conséquent, celui qui trouverait un moyen équitable, simple et peu onéreux de faire participer ces enfants à la richesse commune mériterait si bien de l’intérêt public qu’on lui élèverait pour le moins une statue comme bienfaiteur de la nation.

Mais mon intention n’est pas, loin de là, de m’en tenir aux seuls enfants des mendiants avérés ; mon projet se conçoit à une bien plus vaste échelle et se propose d’englober tous les enfants d’un âge donné dont les parents sont en vérité aussi incapables d’assurer la subsistance que ceux qui nous demandent la charité dans les rues.

Pour ma part, j’ai consacré plusieurs années à réfléchir à ce sujet capital, à examiner avec attention les différents projets des autres penseurs, et y ai toujours trouvé de grossières erreurs de calcul. Il est vrai qu’une mère peut sustenter son nouveau-né de son lait durant toute une année solaire sans recours ou presque à une autre nourriture, du moins avec un complément alimentaire dont le coût ne dépasse pas deux shillings, somme qu’elle pourra aisément se procurer, ou l’équivalent en reliefs de table, par la mendicité, et c’est précisément à l’âge d’un an que je me propose de prendre en charge ces enfants, de sorte qu’au lieu d’être un fardeau pour leurs parents ou leur paroisse et de manquer de pain et de vêtements ils puissent contribuer à nourrir et, partiellement, à vêtir des multitudes.

Mon projet comporte encore cet autre avantage de faire cesser les avortements volontaires et cette horrible pratique des femmes, hélas trop fréquente dans notre société, qui assassinent leurs bâtards, sacrifiant, me semble-t-il, ces bébés innocents pour s’éviter les dépenses plus que la honte, pratique qui tirerait des larmes de compassion du coeur le plus sauvage et le plus inhumain.

Etant généralement admis que la population de ce royaume s’élève à un million et demi d’âmes, je déduis qu’il y a environ deux cent mille couples dont la femme est reproductrice, chiffre duquel je retranche environ trente mille couples qui sont capables de subvenir aux besoins de leurs enfants, bien que je craigne qu’il n’y en ait guère autant, compte tenu de la détresse actuelle du royaume, mais, cela posé, il nous reste cent soixante-dix mille reproductrices. J’en retranche encore cinquante mille pour tenir compte des fausses couches ou des enfants qui meurent de maladie ou d’accident au cours de la première année. Il reste donc cent vingt mille enfants nés chaque année de parents pauvres.

Comment élever et assurer l’avenir de ces multitudes, telle est donc la question puisque, ainsi que je l’ai déjà dit, dans l’état actuel des choses, toutes les méthodes proposées à ce jour se sont révélées totalement impossibles à appliquer, du fait qu’on ne peut trouver d’emploi pour ces gens ni dans l’artisanat ni dans l’agriculture ; que nous ne construisons pas de nouveaux bâtiments (du moins dans les campagnes), pas plus que nous ne cultivons la terre ; il est rare que ces enfants puissent vivre de rapines avant l’âge de six ans, à l’exception de sujets particulièrement doués, bien qu’ils apprennent les rudiments du métier, je dois le reconnaître, beaucoup plus tôt ; durant cette période, néanmoins, ils ne peuvent être tenus que pour des apprentis délinquants, ainsi que me l’a rapporté une importante personnalité du comté de Cavan qui m’a assuré ne pas connaître plus d’un ou de deux voleurs qualifiés de moins de six ans, dans une région du royaume pourtant renommée pour la pratique compétente et précoce de cet art.

Nos marchands m’assurent que, en dessous de douze ans, les filles pas plus que les garçons ne font de produits négociables, satisfaisants et que, même à cet âge, on n’en tire pas plus de trois livres, ou au mieux trois livres et demie à la Bourse, ce qui n’est profitable ni aux parents ni au royaume, les frais de nourriture et de haillons s’élevant au moins à quatre fois cette somme.

Un mets fort délicieux
J’en viens donc à exposer humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection. Un Américain très avisé que j’ai connu à Londres m’a assuré qu’un jeune enfant en bonne santé et bien nourri constitue à l’âge d’un an un mets délicieux, nutritif et sain, qu’il soit cuit en daube, au pot, rôti à la broche ou au four, et j’ai tout lieu de croire qu’il s’accommode aussi bien en fricassée ou en ragoût.

Je porte donc humblement à l’attention du public cette proposition : sur ce chiffre estimé de cent vingt mille enfants, on en garderait vingt mille pour la reproduction, dont un quart seulement de mâles - ce qui est plus que nous n’en accordons aux moutons, aux bovins et aux porcs -, la raison en étant que ces enfants sont rarement les fruits du mariage, formalité peu prisée de nos sauvages, et qu’en conséquence un seul mâle suffira à servir quatre femelles. On mettrait en vente les cent mille autres à l’âge d’un an, pour les proposer aux personnes de bien et de qualité à travers le royaume, non sans recommander à la mère de les laisser téter à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre dodus et gras à souhait pour une bonne table. Si l’on reçoit, on pourra faire deux plats d’un enfant, et si l’on dîne en famille, on pourra se contenter d’un quartier, épaule ou gigot, qui, assaisonné d’un peu de sel et de poivre, sera excellent cuit au pot le quatrième jour, particulièrement en hiver.

J’ai calculé qu’un nouveau-né pèse en moyenne douze livres et qu’il peut, en une année solaire, s’il est convenablement nourri, atteindre vingt-huit livres.

Je reconnais que ce comestible se révélera quelque peu onéreux, en quoi il conviendra parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux qualifiés pour manger la chair des enfants. (...)

Ainsi que je l’ai précisé plus haut, subvenir aux besoins d’un enfant de mendiant (catégorie dans laquelle j’inclus les métayers, les journaliers et les quatre cinquièmes des fermiers) revient à deux shillings par an, haillons inclus, et je crois que pas un gentleman ne rechignera à débourser dix shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point, qui, je le répète, fournira quatre plats d’une viande excellente et nourrissante, que l’on traite un ami ou que l’on dîne en famille. Ainsi, les hobereaux apprendront à être de bons propriétaires et verront leur popularité croître parmi leurs métayers, les mères feront un bénéfice net de huit shillings et seront aptes au travail jusqu’à ce qu’elles produisent un autre enfant.

La peau fera d’admirables gants
Ceux qui sont économes (ce que réclame, je dois bien l’avouer, notre époque) pourront écorcher la pièce avant de la dépecer ; la peau, traitée comme il convient, fera d’admirables gants pour dames et des bottes d’été pour messieurs raffinés.

Quant à notre ville de Dublin, on pourrait y aménager des abattoirs, dans les quartiers les plus appropriés, et qu’on en soit assuré, les bouchers ne manqueront pas, bien que je recommande d’acheter plutôt les nourrissons vivants et de les préparer « au sang » comme les cochons à rôtir. (...)

Je pense que les avantages de ma proposition sont nombreux et évidents, tout autant que de la plus haute importance.

D’abord, comme je l’ai déjà fait remarquer, elle réduirait considérablement le nombre des papistes qui se font chaque jour plus envahissants, puisqu’ils sont les principaux reproducteurs de ce pays ainsi que nos plus dangereux ennemis, et restent dans le royaume avec l’intention bien arrêtée de le livrer au Prétendant, dans l’espoir de tirer avantage de l’absence de tant de bons protestants qui ont choisi de s’exiler plutôt que de demeurer sur le sol natal et de payer, contre leur conscience, la dîme au desservant épiscopal.

Deuxièmement. Les fermiers les plus pauvres posséderont enfin quelque chose de valeur, un bien saisissable qui les aidera à payer leur loyer au propriétaire, puisque leurs bêtes et leur grain sont déjà saisis et que l’argent est inconnu chez eux.

Troisièmement. Attendu que le coût de l’entretien de cent mille enfants de deux ans et plus ne peut être abaissé en dessous du seuil de dix shillings par tête et per annum, la richesse publique se trouvera grossie de cinquante mille livres par année, sans compter les bénéfices d’un nouvel aliment introduit à la table de tous les riches gentilshommes du royaume qui jouissent d’un goût un tant soit peu raffiné, et l’argent circulera dans notre pays, les biens consommés étant entièrement d’origine et de manufacture locale.

Quatrièmement. En vendant leurs enfants, les reproducteurs permanents, en plus du gain de huit shillings per annum, seront débarrassés des frais d’entretien après la première année.

Cinquièmement. Nul doute que cet aliment attirerait de nombreux clients dans les auberges dont les patrons ne manqueraient pas de mettre au point les meilleures recettes pour le préparer à la perfection, et leurs établissements seraient ainsi fréquentés par les gentilshommes les plus distingués qui s’enorgueillissent à juste titre de leur science gastronomique ; un cuisinier habile, sachant obliger ses hôtes, trouvera la façon de l’accommoder en plats aussi fastueux qu’ils les affectionnent.

Sixièmement. Ce projet constituerait une forte incitation au mariage, que toutes les nations sages ont soit encouragé par des récompenses, soit imposé par des lois et des sanctions. Il accentuerait le dévouement et la tendresse des mères envers leurs enfants, sachant qu’ils ne sont plus là pour toute la vie, ces pauvres bébés dont l’intervention de la société ferait pour elles, d’une certaine façon, une source de profit et non plus de dépenses. Nous devrions voir naître une saine émulation chez les femmes mariées - à celle qui apportera au marché le bébé le plus gras -, les hommes deviendraient aussi attentionnés envers leurs épouses, durant le temps de leur grossesse, qu’ils le sont aujourd’hui envers leurs juments ou leurs vaches pleines, envers leur truie prête à mettre bas, et la crainte d’une fausse couche les empêcherait de distribuer (ainsi qu’ils le font trop fréquemment) coups de poing ou de pied.

La bonne chair d'un bébé de un an
On pourrait énumérer beaucoup d’autres avantages : par exemple, la réintégration de quelque mille pièces de boeuf qui viendraient grossir nos exportations de viande salée ; la réintroduction sur le marché de la viande de porc et le perfectionnement de l’art de faire du bon bacon, denrée rendue précieuse à nos palais par la grande destruction du cochon, trop souvent servi frais à nos tables, alors que sa chair ne peut rivaliser, tant en saveur qu’en magnificence, avec celle d’un bébé d’un an, gras à souhait, qui, rôti d’une pièce, fera grande impression au banquet du lord maire ou à toute autre réjouissance publique. Mais, dans un souci de concision, je ne m’attarderai ni sur ce point ni sur beaucoup d’autres. (...)

Je ne vois aucune objection possible à cette proposition, si ce n’est qu’on pourra faire valoir qu’elle réduira considérablement le nombre d’habitants du royaume. Je revendique ouvertement ce point, qui était en fait mon intention déclarée en offrant ce projet au public. Je désire faire remarquer au lecteur que j’ai conçu ce remède pour le seul royaume d’Irlande et pour nul autre Etat au monde, passé, présent, et sans doute à venir.

Qu’on ne vienne donc pas me parler d’autres expédients : d’imposer une taxe de cinq shillings par livre de revenus aux non-résidents, de refuser l’usage des vêtements et des meubles qui ne sont pas d’origine et de fabrication irlandaise ; de rejeter rigoureusement les articles et ustensiles encourageant au luxe venu de l’étranger ; de remédier à l’expansion de l’orgueil, de la vanité, de la paresse et de la futilité chez nos femmes ; d’implanter un esprit d’économie, de prudence et de tempérance ; d’apprendre à aimer notre pays, matière en laquelle nous surpassent même les Lapons et les habitants de Topinambou ; d’abandonner nos querelles et nos divisions, de cesser de nous comporter comme les juifs qui s’égorgeaient entre eux pendant qu’on prenait leur ville, de faire preuve d’un minimum de scrupules avant de brader notre pays et nos consciences ; d’apprendre à nos propriétaires terriens à montrer un peu de pitié envers leurs métayers. Enfin, d’insuffler l’esprit d’honnêteté, de zèle et de compétence à nos commerçants qui, si l’on parvenait aujourd’hui à imposer la décision de n’acheter que les produits irlandais, s’uniraient immédiatement pour tricher et nous escroquer sur la valeur, la mesure et la qualité, et ne pourraient être convaincus de faire ne serait-ce qu’une proposition équitable de juste prix, en dépit d’exhortations ferventes et répétées.

Par conséquent, je le redis, qu’on ne vienne pas me parler de ces expédients ni d’autres mesures du même ordre, tant qu’il n’existe pas le moindre espoir qu’on puisse tenter un jour, avec vaillance et sincérité, de les mettre en pratique.

En ce qui me concerne, je me suis épuisé des années durant à proposer des théories vaines, futiles et utopiques, et j’avais perdu tout espoir de succès quand, par bonheur, je suis tombé sur ce plan qui, bien qu’étant complètement nouveau, possède quelque chose de solide et de réel, n’exige que peu d’efforts et aucune dépense, peut être entièrement exécuté par nous-mêmes et grâce auquel nous ne courrons pas le moindre risque de mécontenter l’Angleterre. Car ce type de produit ne peut être exporté, la viande d’enfant étant trop tendre pour supporter un long séjour dans le sel, encore que je pourrais nommer un pays qui se ferait un plaisir de dévorer notre nation, même sans sel.

Un bon million de créatures apparemment humaines
Après tout, je ne suis pas si farouchement accroché à mon opinion que j’en réfuterais toute autre proposition, émise par des hommes sages, qui se révélerait aussi innocente, bon marché, facile et efficace. Mais avant qu’un projet de cette sorte soit avancé pour contredire le mien et offrir une meilleure solution, je conjure l’auteur, ou les auteurs, de bien vouloir considérer avec mûre attention ces deux points. Premièrement, en l’état actuel des choses, comment ils espèrent parvenir à nourrir cent mille bouches inutiles et à vêtir cent mille dos. Deuxièmement, tenir compte de l’existence à travers ce royaume d’un bon million de créatures apparemment humaines dont tous les moyens de subsistance mis en commun laisseraient un déficit de deux millions de livres sterling ; adjoindre les mendiants par profession à la masse des fermiers, métayers et ouvriers agricoles, avec femmes et enfants, qui sont mendiants de fait.

Je conjure les hommes d’Etat qui sont opposés à ma proposition, et assez hardis peut-être pour tenter d’apporter une autre réponse, d’aller auparavant demander aux parents de ces mortels s’ils ne regarderaient pas aujourd’hui comme un grand bonheur d’avoir été vendus comme viande de boucherie à l’âge d’un an, de la manière que je prescris, et d’avoir évité ainsi toute la série d’infortunes par lesquelles ils ont passé jusqu’ici, l’oppression des propriétaires, l’impossibilité de régler leurs termes sans argent ni travail, les privations de toutes sortes, sans toit ni vêtement pour les protéger des rigueurs de l’hiver, et la perspective inévitable de léguer pareille misère, ou pis encore, à leur progéniture, génération après génération.

D’un cœur sincère, j’affirme n’avoir pas le moindre intérêt personnel à tenter de promouvoir cette œuvre nécessaire, je n’ai pour seule motivation que le bien de mon pays, je ne cherche qu’à développer notre commerce, à assurer le bien-être de nos enfants, à soulager les pauvres et à procurer un peu d’agrément aux riches. Je n’ai pas d’enfants dont la vente puisse me rapporter le moindre penny ; le plus jeune a neuf ans et ma femme a passé l’âge d’être mère.

Editions Mille et une nuits, traduction française de Lili Sztajn.
Photo : @Philippe Haumont

jeudi 9 avril 2009

Babylone city


C'est une question que je me pose : que dit la photographie de la réalité ? Ici, les chutes du Niagara. Oui, les fameuses, celles qui drainent chaque année une quinzaine de millions de touristes, celles que les Américains du Nord ont adoubé du titre de huitième merveille du monde. Avec cette photo, on pourrait croire qu'elles le sont bien, la huitième merveille. Mais la photo ment. Elle est totalement truquée et fabrique à nos attentions maladroites une représentation artistique, donc acceptable. Outrancièrement. Elle recréée artificiellement du consensus, grâce aux vertus du numérique, un univers onirique qui prétend mettre en symbiose la puissance de la nature et la civilisation des hommes. Que nenni ! Juste tromperie. Car si nous nous massons là pour dire que nous y sommes, ces flots n'ont que faire des caprices de l'humanité. Faudra-t-il toujours croire que nous dominons la nature ? En vrai, cette ville de pacotille est entraînée par la puissance du flot. Elle disparaîtra. Puissions-nous y retrouver la paix.

samedi 4 avril 2009

Charmes de la décomposition

Dans les montagnes Rocheuses de l'Etat du Colorado, à près de 4 000 mètres d'altitude, la végétation est encore dense. Nous ne sommes encore qu'au mois d'août mais, ici, l'automne est précoce, façon été indien. Les prémisses de la morte saison s'attaquent librement, hors des repères immuables du temps, aux arbres les plus sensibles, ceux que l'été a abandonné un peu trop vite aux beautés de l'âge mûr, au moment précis où affleure le stade de la décomposition. Magiques pourritures, ici soutenues par un traitement photographique HDR (High dynamic range imaging), un truc de barbare qui, en attribuant plus de valeurs à un même pixel, permet d'augmenter les détails dans les zones sombres et dans les zones claires. Au final, on s'en fout direz-vous ! Sauf que là, la richesse et la diversité des tons montre l'inégalité des espèces arboricoles à l'approche du troisième âge. On peut rêver…

mardi 17 mars 2009

Atmosphère, atmosphère…

Canal Saint-Martin, Paris, le 14 mars 2009. Face à l'Hôtel du Nord, le pont ne manque pas d'atmosphère, de mystère, avec ses marches qui mènent à ma vision de l'enfer. Voilà, c'est ça le trou noir. La lumière blanche est un mythe, elle n'éclaire que la dernière ascension, le bout de la rampe à laquelle on croit toujours, jusqu'au dernier moment, pouvoir indéfiniment s'accrocher. Après vient la nuit, toujours, la nuit éternelle. Même pas le chaos, le néant, le néant de l'être et des jours, pour toujours. Après c'est rien. Voilà, c'est tout. Atmosphère, atmosphère… Est-ce ça a vraiment une gueule d'atmosphère ?

lundi 23 février 2009

Jaja total

Une image comme je les aime, trouée, déformée, menteuse, aguicheuse et trompeuse. Dans le verre à vin (oui, c'est un verre à vin vu du ciel) il y a du vin. Rouge. Un Moulis Grand Poujeaux de 1971. Il a plutôt bien résisté aux assauts du temps… L'ombre du verre porte le poids de ses années. Le verre est à moitié plein plutôt qu'à moitié vide car je ne bois qu'avec modération et que, de toute façon, un verre vide se remplit toujours à nouveau par je ne sais quelle opération. A moitié vide, de plus, je peux voir le vin sécher. La lumière, naturelle, est du soir. Nous ne sommes pas dans une cave mais dans une remise à bois sous un soleil de 16 heures au mois de février. Chez mon oncle André qui vient de mourir dans sa maison de Buthiers. Il est mort d'âge, à 95 ans. Je suis pressé d'attendre, comme le bon vin que je bois dans la lumière à sa santé…

jeudi 12 février 2009

Less is more (special dedicace to Sokha)


J'habite sous un couloir aérien, sur une île où il y a aussi des arbres. Ce matin-là, le 11 février 2009, le ciel était clair, beau et bleu, j'ai regardé en l'air et ça a donné ça… Je suis sûr que Sokha aimera, alors cette photo est pour elle !

mercredi 11 février 2009

Beauté de passage

Delhi, Fort Rouge, détail dans un jardin des délices. L'exceptionnelle beauté de cette femme m'avait paralysé, me laissant incapable de braquer l'objectif sur une cible aussi claire, disons de la viser, tant je craignais de la déranger, de bouger la scène, de lui voler un peu de son image et, surtout, de la faire fuir. Ma fille Laure s'est chargée discrètement du larcin avec son modeste D60 et m'a offert ce souvenir que je partage aujourd'hui sans scrupule. Je suis resté là longtemps… D'ailleurs, j'y suis encore. Cette femme m'obsède. Une seule chose est sûre, nous ne nous reverrons jamais !

samedi 31 janvier 2009

Fin de nuit

C'était un 14 juillet, le dernier, en 2008, alors qu'agonisait une fête bobo quai de Jemmapes, des plus courues, celle des pompiers. Les fêtards ne sont ni plus ni moins bobo que ceux que l'on croise dans toutes les fêtes qui se donnent maintenant à Paris dans les rues, lorsque l'occasion se présente, avec des plus ou moins rêveurs, branchés disent-ils, assurés, un peu paumés en vrai, ceux de la middle class en goguettes qui a renvoyé dans ses banlieues le Paris populaire et métissé… Sur cette péniche amarrée au canal Saint-Martin, qui a servi de bar aussi, un jeune homme songe. La nuit est avancée. S'est-il trop amusé ? A-t-il trop travaillé ? Son amie l'a-t-elle quitté ? La photo ne le dit pas. Elle ne parle que de la nuit qui dort et qui nous envahit…

jeudi 15 janvier 2009

Sombre paradis

Venise de l'Asie, petite Suisse de l'Inde, les raccourcis ne manquent pas pour désigner Srinagar et son lac Dal. La capitale du Cachemire côté indien est toujours la destinée rêvée des jeunes mariés qui se croient là au Paradis, et ils n'ont pas tout à fait tort. Malgré la peur. Sur les eaux calmes du lac endormi s'affairent tout le jour mille entreprises, ventes de fruits et de laines, de tabac et de parfums, déplacements d'une terre ferme à l'autre, prières et promenades. Dans la douceur du soir, rien ne semble ici trahir l'angoisse pourtant décelable dans les regards. Il faut bien vivre malgré tout pour oublier la guerre.